A. Wyssbrod: De la coutume au code

Cover
Titel
De la coutume au code. Résistances à la codification du droit civil à Neuchâtel sous l’Ancien Régime


Autor(en)
Wyssbrod, Adrien
Erschienen
Neuchâtel 2019: Selbstverlag
Anzahl Seiten
363 S.
von
Philippe Henry

Dans sa thèse de doctorat ès lettres (Université de Neuchâtel), Adrien Wyssbrod a voulu comprendre qui, pourquoi et comment, pendant trois siècles, s’est opposé à la codification des règles coutumières du droit civil neuchâtelois, avec, apparemment, une telle opiniâtreté qu’il faut attendre la Révolution de 1848 et ses suites pour que cette entreprise voie enfin le jour. Le constat de ce retard a été fait par de nombreux historiens et des explications judicieuses ont été avancées, mais une analyse globale, systématique et approfondie des causes de ce phénomène faisait jusqu’ici défaut. Lacune comblée par ce remarquable travail, qui porte un regard neuf sur le sujet.

L’éclairage est toutefois limité au premier « régime prussien », selon la mauvaise expression consacrée (1707-1806), puisque, si les antécédents sont évoqués, la suite n’est pas prise en compte. On ne peut s’empêcher de regretter un peu ce bornage, justifié par l’ampleur du travail et donc – j’insiste – parfaitement compréhensible. L’étude de la marche vers la codification républicaine dès 1815, après l’intermède Berthier qui ne change rien sinon sans doute les mentalités, ainsi que celle du long débat qui a accompagné cette progression auraient en effet consolidé, ne serait-ce que par des considérations rétrospectives, les conclusions de la démarche. Une autre exclusion est à souligner, celle du droit pénal ou criminel, mais la phase décisive de son évolution date elle aussi des années 1815-1848. Finalement donc le travail est centré sur le XVIIIe siècle, moment sans aucun doute particulièrement intéressant, sous l’angle abordé, du long Ancien Régime neuchâtelois.

Quant à Neuchâtel, Adrien Wyssbrod entend réviser quelques idées trop facilement reçues par des historiens locaux, d’abord surtout juristes, dont le trop petit nombre, dit-il, empêche souvent la libre discussion des affirmations et des hypothèses. Mais les ambitions de l’auteur sont plus larges. Au-delà du cadre étroit de cette minuscule principauté, il veut proposer une réinterprétation des modes de gouvernance des anciens régimes en général, sur la base de ce qu’il considère pouvoir constituer un « modèle » neuchâtelois. On sait les commodités de l’étude de ce cas « exemplaire » (« idéal pour une telle étude », dit l’auteur) : petite taille, gouvernement « scriptural » à distance, sources doubles (Neuchâtel et Berlin) bien conservées.

Il n’est pas facile de résumer succinctement un travail aussi dense et riche, aux conclusions si nuancées. Logiquement, il se subdivise en trois parties, dont la première (« Neuchâtel. Trois siècles d’efforts »), consacrée au « modèle » neuchâtelois, est la plus développée : plus de la moitié du texte, non compris une substantielle et bien utile introduction générale qui pose la problématique, présente brièvement les sources et définit quelques concepts fondamentaux (« résistances » ; « us, lois et coutumes » ; coutumier, code). Dans un deuxième temps, le cas neuchâtelois est placé dans un large cadre européen, caractérisé au XVIIIe siècle par une « nomophilie », une attirance marquée pour la codification, qui paradoxalement ne débouche que sur de rares réalisations. La dernière partie s’élève au-dessus de l’histoire du droit stricto sensu pour analyser à grands traits, grâce au « modèle » neuchâtelois, la signification de la codification et surtout des résistances à la codification (attitudes dites « miroir des sociétés d’Ancien Régime ») dans les mécanismes de gouvernance.

Reprenons. L’analyse initiale du cas neuchâtelois est particulièrement convaincante. Elle se fait sur la base de l’exploitation minutieuse et rigoureuse de sources pour partie inconnues. A savoir avant tout les archives relatives à Neuchâtel du Geheimes Staatsarchiv Preußischer Kulturbesitz, qu’on sait à disposition des chercheurs à Berlin depuis la Wiedervereinigung. L’auteur fait une nouvelle belle démonstration de l’intérêt de cette documentation d’accès malcommode (insuffisance des inventaires) pour une revisitation de certains aspects de l’histoire de la principauté. Le gros travail de dépouillement qu’il a courageusement réalisé porte encore une fois ses fruits, après les thèses d’Adrian Bachmann, Rudolf Gugger et Nadir Weber1, pour ne citer que ces principales contributions.

Cette rénovation heuristique très méritoire est un des plus intéressants apports de la thèse d’Adrien Wyssbrod, qui peut ainsi, au-delà de ce que nous apprennent les archives locales classiques, ici exhaustivement mises en valeur, confirmer beaucoup de choses, mais aussi compléter voire dépasser les quelques études anciennes sur le sujet. Soit montrer, à la lumière d’un large panorama des entreprises de codification neuchâteloises du XVIe au XVIIIe siècle, que les foyers de résistance les plus actifs ne sont pas ceux qu’on croyait. La première tentative avancée de codification débouche, dans les années 1610, sur la rédaction du dit « coutumier Hory», réalisée à l’instigation de Catherine de Gonzague, mère d’Henri II, alors régente du comté. Ce coutumier n’entrera pas officiellement en vigueur en raison de l’opposition locale, principalement celle de la Ville de Neuchâtel qui craint que l’entreprise ne débouche sur un renforcement du pouvoir comtal et n’affaiblisse les propres leviers d’influence de la bourgeoisie. Or, on aura tendance par la suite à faire de la bourgeoisie de Neuchâtel le principal élément de résistance efficace à la codification civile, tout au long d’un XVIIIe siècle « prussien » plus riche en projets que les précédents. Par le quatrième des Articles généraux de 1707, le prince s’est engagé à une clarification, une amélioration et une rédaction du droit coutumier neuchâtelois, dans le respect des pratiques locales, écrites et non écrites. L’auteur démontre que la résistance à la réalisation de cet engagement, résistance plus passive que réactive, est surtout le fait du Conseil d’Etat, alors que la Ville se tait et que le tribunal des Trois-Etats, très concerné comme instance de recours en matière civile et comme organe à modestes compétences législatives, réclame à maintes reprises la codification (on se demandera ici que faire de la contradiction suivante : des douze juges du tribunal huit sont issus du même milieu que les conseillers d’Etat et beaucoup sont également membres du gouvernement…). Sous Frédéric Ier, deux tentatives avortent. Sous Frédéric II, même absence de résultats : des coutumiers sont rédigés, qu’Adrien Wyssbrod passe en revue de détail, dont il a découvert de nombreuses copies jusque-là inconnues et dont il montre la diffusion dans le pays ; l’un d’eux est même imprimé (Samuel Ostervald, 1785). Mais aucun n’obtient l’officialisation et ne devient une norme.

L’analyse approfondie des sources berlinoises montre un Frédéric II extrêmement attentif à ce qui se passe à Neuchâtel, commentant de sa plume et souvent très sévèrement les rapports qui lui sont adressés, soucieux de voir ses projets aboutir dans le sens de la modernisation de ses Etats ; mais n’allant jamais, même au temps de la révolte contre le renouvellement des baux de la ferme des impôts et de l’affaire Gaudot, jusqu’à une démarche véritablement autoritaire ou une épreuve de force – du reste bien malcommodes à engager en raison de la providentielle distance entre Neuchâtel et Berlin… Fort bien décrit et de manière concrète grâce à des documents inédits, le mode de gouvernance à distance, ses lenteurs, son caractère très indirect, la marge de manoeuvre dilatoire qu’il laisse aux exécutants contribuent à expliquer ce manque de décision. Le prince-philosophe, souverain absolu mais « éclairé », respecte donc le contrat de pouvoir de 1707, comme les autres Hohenzollern de son siècle. Le peu d’intérêt que présentait la principauté neuchâteloise pour un royaume qui se hissait alors au rang de puissance européenne joue bien sûr son rôle dans le maintien de cette autonomie, au sens étymologique du terme. L’auteur insiste par ailleurs à juste titre sur le « manque de nécessité » d’une codification, l’apparente satisfaction populaire face au système en vigueur, en tout cas la faiblesse de la contestation (« Des coutumiers suffisants »). Il n’a rencontré dit-il aucun indice de mécontentement. Peut-être en trouverait-on dans les protestations des années révolutionnaires, ou encore, surtout, dans les actes de la pratique, en particulier dans les correspondances échangées entre les chefs de juridiction et le gouvernement, documents extrêmement révélateurs où apparaît le non-dit des documents officiels ; ou encore dans les pièces annexes où les justiciables ou leur conseil (requêtes, suppliques, plaintes…) ont pu exprimer leur insatisfaction. Il n’en est pas moins vrai qu’une ferme sollicitation populaire est absente du dossier au XVIIIe siècle. Enfin, les lacunes de la formation juridique des politiques, des magistrats et du personnel judiciaire (justiciers) constituent un autre frein à la revendication et à la rédaction codificatrices.

Le Conseil d’Etat, incarnation suprême de l’oligarchie, tout en se montrant apparemment favorable à la modernisation juridique auprès du souverain, freine en réalité toute concrétisation. C’est qu’il prétend lui aussi être le souverain et que la codification, potentiellement proche de la modification, risquait de porter atteinte à son influence. En témoigne fort bien, on aurait pu le souligner, son attitude en matière de droit de grâce, attribut par excellence de la souveraineté. Se basant sur le règlement du Conseil d’Etat de 1709, il prétend exercer ce droit par délégation du prince, lequel ne l’entend pas toujours de cette oreille, même bien avant les remises en question fondamentales et la reprise de contrôle du droit de grâce par le prince après Berthier. Adrien Wyssbrod, confirmant avec force ses prédécesseurs historiens, résume fort bien en soulignant « la volonté du Conseil d’Etat de conserver une législation vague, mais surtout hermétique pour le prince, afin de s’assurer la plus grande liberté possible » (p. 153). Ce jeu de pouvoirs, ces heurts d’intérêts qui forment le coeur de la résistance à la codification, sont parfaitement décrits et « décortiqués » ; on les retrouverait aussi très explicitement en matière de droit criminel.

Les deuxième et troisième parties, plus théoriques donc plus avancées, plus risquées, basées notamment sur une large bibliographie socio-juridique, analysent le phénomène de la codification en Europe au XVIIIe siècle en général et sa perception, ainsi que quelques cas antérieurs, postérieurs et extra européens. Les entreprises de codification se multiplient alors comme jamais auparavant, pour des raisons techniques, économiques, politiques voire philosophiques, et par la volonté des souverains qui se posent en bons législateurs à la recherche du bien de leurs sujets. Or la grande majorité de ces tentatives, malgré quelques grandes réalisations, vont à nouveau échouer. Même le projet de code civil prussien de Frédéric II est rapidement abandonné, avant la promulgation future de l’Allgemeines Landrecht für die Preußischen Staaten (1794), qui englobera la législation civile, criminelle et administrative. La résistance persiste, sous des formes diverses fort bien examinées, en comparaison éclairante avec le cas neuchâtelois.

Il en résulte que l’échec de la codification dans la principauté, contrairement à certaines visions du passé, n’a absolument rien d’exceptionnel. La conservation des coutumes locales malgré les projets des souverains (Hohenzollern - plus tard Berthier, puis Hohenzollern) y a souvent été vue comme le succès auto-valorisant d’une possible identité neuchâteloise forte, très consciente, incarnée dans ses us et coutumes confirmés par les Articles généraux de 1707 et défendue par ses élites contre les atteintes « extérieures », si on peut qualifier ainsi les projets du prince. La réalité est plus subtile. Ce que montre très bien Adrien Wyssbrod, dans sa reconsidération sinon de la « société d’Ancien Régime », du moins de la nature des rapports entre souverain et sujets, c’est que les souverains du XVIIIe siècle es Lumières et de l’échec des codifications, souverains même absolus, et tout spécialement le Grand Frédéric, sont disposés ou plus ou moins forcés à la reculade, au mieux au compromis. Ils préfèrent ainsi, face à des résistances sourdes, dilatoires, passives mais efficaces, plutôt que de se lancer dans des affrontements incertains et à propos de sujets qui ne remettent pas fondamentalement en cause leur pouvoir, donner intelligemment une bonne image d’eux-mêmes, celle de pères aux idées larges, amis des philosophes à la recherche de la législation idéale. Finalement le geste, l’intention manifestée valent autant qu’un éventuel résultat concret. L’unification, la fixation, la rationalisation du droit civil sont donc reportées. « Les sociétés d’Ancien Régime au tournant de la modernité, conclut l’auteur, sont des sociétés marquées par la pluralité et la coexistence de modèles différents. » (p. 312) L’absolutisme n’est qu’une aspiration, la tonalité quasi contractuelle de l’exercice du pouvoir monarchique semble établie par le « modèle » neuchâtelois.

La belle et riche démonstration d’Adrien Wyssbrod dépasse le cadre strict de l’histoire du droit et constitue une contribution novatrice à la connaissance de l’Ancien Régime juridique, politique et administratif, principalement neuchâtelois. Mais ce « modèle » local et son contexte européen avec lequel il est sans cesse mis en relation s’éclairent réciproquement. L’opération est séduisante.

Formellement, on regrettera seulement, in fine, qu’un travail si intéressant et si bien rédigé souffre un peu d’une certaine rapidité d’édition et soit entaché de quelques défauts matériels que le regard d’un éditeur professionnel aurait sans doute vite repérés. L’auto-édition est perfectible.

Notes:
1 Adrian Bachmann, Die preußiche Sukzession in Neuchâtel. Ein ständisches Verfahren um die Landesherrschaft im Spannungsfeld zwischen Recht und Utilitarismus (1694-1715), Zurich, 1993, 467 p. ; Rudolf Gugger, Preußiche Werbungen in der Eidgenossenchaft im 18. Jahrhundert, Berlin, 1997, 301 p. ; Nadir Weber, Lokale Interessen und große Strategie. Das Fürstentum Neuchâtel und die politischen Beziehungen der Könige von Preußen (1707-1806), Köln-Weimar-Wien, 2015, 656 p.

Zitierweise:
Henry, Philippe: Rezension zu: Wyssbrod, Adrien: De la coutume au code. Résistances à la codification du droit civil à Neuchâtel sous l’Ancien Régime, s.l. [Neuchâtel], auto-édition, 2019. Zuerst erschienen in: Revue historique neuchâteloise, Vol. 3-4, 2019, pages 273-188.

Redaktion
Autor(en)
Beiträger
Zuerst veröffentlicht in

Revue historique neuchâteloise, Vol. 3-4, 2019, pages 273-188.

Weitere Informationen
Klassifikation
Region(en)
Mehr zum Buch
Inhalte und Rezensionen
Verfügbarkeit